Début 1990, Catherine Barry avait interviewé cet étrange Pierrot Lunaire pour Nouvelles Clés.
Nouvelles Clés : Comment définissez-vous l’art du mime, au-delà des mots et des concepts intellectuels, dans ce qu’il est de plus essentiel ?
Marcel Marceau : C’est un art théâtral dans lequel le mime, magicien de l’espace, est créateur par une identification consciente au monde cosmique. Si je mime le vent, je deviens le vent, dans son volume, dans son poids. Par la marche, je donne l’impression de lutter contre lui. Le mime signifie aux autres cette union aux éléments en l’exprimant au travers de pantomimes de style : symboliques, expressionnistes, surréalistes. Le mime soliste rend concret l’imaginaire par l’art de manifester l’impalpable, les conventions, les caractères, le rêve, la réalité, le comique et le tragique de la vie quotidienne. Essentiellement art des métamorphoses, le mime fait apparaître des objets et des situations en sculptant l’espace et en effaçant l’instant qu’il vient de créer. Mouvance de l’esprit incarné dans la matière qui fait office de contrepoids. Le mime crée un ballet du yin et du yang nés du vide et qui s’élancent dans l’espace, exaltés par la résonance du silence. Cependant… je suis au théâtre ce que Chaplin était dans la vie. Un hurluberlu, un vagabond, un Don Quichotte qui se bat contre des moulins à vent
N.C. : Le mime n’est-il pas, bien qu’acte de solitude et peut-être justement parce qu’acte de solitude, intermédiaire entre la vie et la survie, entre le mouvement et la cessation de tout mouvement, c’est-à-dire la mort ? Les spectacles de mime donnent souvent l’impression de tristesse et d’une densité de concentration et d’attention que l’on souhaiterait parfois plus joyeuse…
M.M. : Le mime confronte avec la réalité de l’impermanence. Il expose les problèmes de la vie et de la mort, du symbolisme et du réel. Le théâtre donne le privilège de pouvoir mimer l’évolution de la vie en peu de temps, morts et renaissances, caractéristiques des métamorphoses symboliques du phénix.
L’art du mime est avant tout un acte poétique corporel. Cela suppose que le mime soit un musicien dans l’âme, un danseur. un athlète, qui jongle avec l’espace et avec le temps. Il doit savoir donner une résonance au silence, le faire vibrer et le rendre éloquent comme la parole : « … Marcel Marceau imite le silence trompeur des poissons et des plantes. … Ce personnage entre chez nous sur des pieds de voleur, avec le terrible sans-gêne du clair de lune. » disait Jean Cocteau. Cet art demande une grande concentration, la maîtrise du geste doit être totale. Absolu transitoire, en perpétuelle mutation, car plus nous évoluons dans la subtilité de l’expression, plus nous avons conscience que des éléments nous échappent. Mettre en avant les fragilités de la vie donne peut-être aux spectateurs un sentiment de tristesse. Le mime révèle à la fois ce qu’il est et ce que les autres sont. Art du silence fait de poésie, il traduit sans agressivité, par la musique du silence, des thèmes tel que celui de l’obsession. Cet état émotionnel particulier abordé à travers le prisme du passé et dans les désordres du souvenir, méandres éloignant souvent de la réalité initialement vécue.
Où est le réel ? Où sont les illusions ? Toute la vie est une série de trahisons et d’infidélités, déchirures constantes dans la joie et la douleur, révélées par l’art du mime. Les gens sont « gavés » d’émotions et d’avoirs. Plus rien ne les étonne. Il faut donc leur faire redécouvrir les grandes émotions de la vie, dans un dosage du silence, de la musique, de l’imaginaire et dans une suspension du temps et de l’acte. La quète personnelle du mime lui permet de conduire le public, jusqu’au point où il s’est lui-même découvert. Communication parfois difficile par une perte de la spiritualité, les inquiétudes, les fermetures et les désenchantements, comme si le mythe de la vie s’était brisé. Les gens ont peur de la solitude et du silence. Ils ne savent pas qu’ils sont ouverture et joie d’exister.
N.C. : Le mime est-il un art sacré ?
M.M. : C’est un art qui sacralise le geste Si le geste ne sacralise pas l’homme, il tombe dans la vulgarité.
N.C. : Le mime est créateur, car il va au-delà des apparences, des expressions, des attitudes…
M.M. : Il cherche à aller à la source, à la racine même du sentiment humain. L’homme est en perpétuel mouvement et en recherche constante. Dans l’art, je suis en perpétuelle inquiétude de présenter l’homme, cet inconnu à lui-même… mais qui demeure cependant un personnage familier, sublime et pitoyable…